La gare fantôme
Une nuée de gamins vêtus en haillons
autour de moi. Dans mon dos, une gare presque flambant neuve. Sur la façade
fraîchement repeinte en blanc de grosses lettres rouges : "Chemin
de fer Tananarive côte Est Madarail "...
À l'intérieur,
un hall déjà tout poussiéreux. Au sol, des carreaux
blanc et noir. Une rangée de sièges déglingués.
Le guichet est vide. Les bureaux attenants déserts. Le hall de
la gare est le royaume des enfants. Ou plutôt une patinoire pour
eux. Les mômes sont de vrais gymnastes. Galipettes, roues plus ou
moins réussies, les gamins s'en donnent à cœur joie.
S'ébrouent joyeusement. Braillent. Crient. Les deux "vazahas"
(littéralement "pirates", l'appellation pour les étrangers
à Madagascar) regardent mi-intrigués, mi-amusés ce
curieux ballet. Le plus petit à la tête maligne adore se
traîner. Les filles préfèrent la marelle et sautillent
de carreaux noirs en carreaux noirs. Le hall de la gare fantôme
est habitée par ces yeux qui pétillent et ces grands sourires.
Les grandes portes en bois, peintes récemment en rouge, donnent
sur les quais.
Dehors, pas un chat. Les quais sont déserts
aussi. Ni micheline, ni wagon. Ni passager,
forcément. L'herbe verte a même envahi les deux lignes. Pourtant,
la ligne est apparemment entretenue car les rails sont en l'état.
Les quais aussi ont été fraîchement peints. Les mômes
acrobates nous suivent. Julie et Cédric enquêtent à
l'étage dans le bâtiment. Les bureaux du chef de gare ? L'illustrateur
et le photographe musardent. "Si tout va bien, des trains arriveront
et partiront en janvier prochain" nous indique Lucien qui tient
absolument à ce qu'on utilise son pousse-pousse. D'après
"Lucien-les-bons-tuyaux" arrive épisodiquement une micheline
de Tana, la capitale, à cette gare fantôme. "Avec
plein de vazahas ! " claironne Lucien les yeux brillants. Sûrement
des meilleurs clients que nous !
Retour dans le hall désert
et poussiéreux. Dehors, les "conducteurs" de pousse-pousse
font la sieste à l'ombre. A une centaine de mètres, l'hôtel
de Ville fait étalage de sa laideur. Un bloc rectangulaire de 3-4
étages, façon résidence universitaire des années
1960. Ou ambassade de Pologne, époque Jarulezki. Entre la mairie
à l'architecture soviétique et la gare blanche et rouge,
un grand axe routier. Des voitures, des mini-bus, des 4X4 luxueux mais
surtout des piétons et des pousse-pouse rouge et bleus défilent.
Curieux spectacle où passé et présent se mêlent.
Sur l'herbe jaunie par le soleil, je flâne. Les gamins se sont éloignés
mais essaient à tour de rôle de me toucher. Deux fillettes
s'enhardissent et tentent de me poser des questions. Peine perdue, je
ne parle pas malgache. Je joue alors les dessinateurs en l'absence d'Arnaud.
je "crobarde" un dessin, le même depuis mes années
lycée. Un rocker façon Elvis Presley. Banane, larges rouflaquettes,
chemise "col-pelle-à-tarte", lunettes noires et clope
au bec. Les gamins s'approchent. Les rires fusent. Ils suivent patiemment
chaque trajet de mon feutre et s'enthousiasment au fur et à mesure
que mon Elvis prend forme. Une des gamines est aux anges. Je lui tends
mon modeste cadeau. Ses yeux brillent. Elle repart heureuse. Jaloux ou
vexés, ses camarades de jeux sont déjà repartis gambader
dans la gare fantôme de Tamatave…
Stéphane Dugast
|